L’avion a survolé l’harmattan. Ce vent d’Est souffle souvent sur l’Afrique de l’Ouest, déposant son sable fin en suspension dans l’air. Mais jamais sur São Tomé et Príncipe, deux îles au large du Gabon, qui semblent disparaître, comme sous une brume épaisse. Dans ce pays de 147 000 habitants, le plus petit d’Afrique, le vol hebdomadaire est l’événement. Et quand le pilote s’y reprend à deux fois pour ne pas rater la piste, la rumeur amène les Santoméens sur le tarmac. Les touristes se sentent bénis des dieux et peuvent enfin fouler le sol mythique de São Tomé, « l’Ile Chocolat », premier pays d’Afrique à avoir reçu le cacao d’Amérique du Sud, en 1822. Tous les chocolatiers connaissent la réputation du cacao de São Tomé : une qualité inégale.
À ses heures de gloire, du temps de la colonisation portugaise jusqu’en 1975, São Tomé a produit 30 000 tonnes de cacao par an. Aujourd’hui, elle n’en fait plus que 4000, alors que les conditions sont idéales : climat chaud et humide, plantations à perte de vue et centres de transformation opérationnels. Mais depuis trois ans, São Tomé a découvert l’or noir : le pétrole. Les Santoméens boudent les richesses de leur terre fertile : huile de palme, coprah, café et cacao. C’est pourtant l’essentiel de l’économie de ce pays pauvre, où le revenu annuel moyen est de 215 € par habitant. En attendant de profiter des barils de pétrole que le Nigeria exploitait en douce, les Santoméens vivent de l’agriculture et de la pêche.
Au port de São Tomé, la foule se presse pour accueillir les pêcheurs sur leurs pirogues. Bonites, mérous et concon repartiront dans des bassines sur les têtes des femmes. Ce dimanche, c’est la Sant’Ezidorio, jour de fête dans ce pays catholique peu pratiquant. Les orchestres squattent les parvis des églises, les taxis jaunes et pick-up encombrent les rues. Dans la partie est de l’île, Ribeira Alfonso prend des allures de carnaval. Des hommes aux masques vaudous s’agitent sur une transe. Il fait 35°C, 100% d’humidité. Les postes de radio crachent des rythmes camerounais, les filles ont sorti leurs plus belles robes et les machos exhibent leurs torses, une bière Sagrès à la main. Les « pélerins » s’interpellent en forro, un créole portugais. Ici, comme souvent dans les pays pauvres, on voit surtout un grouillement permanent et des rires bruyants. Mais il manque comme une étincelle au fond des yeux, un éclair qui donnerait l’impression qu’on n’est pas seulement dans une île oubliée, avec ses trésors abandonnés. En partant, les Portugais ont emporté les richesses et ont laissé les cacaoyers pourrir sur le bord des routes. Bella Vista, Agua Ize, Santa Margarida… : ces villages construits autour du cacao, faisant la splendeur de São Tomé, offrent aujourd’hui un spectacle d’abandon, ne fonctionnant plus qu’au minimum de leurs capacités. São Tomé, renommé pour ses fèves, s’est fait dépasser par la Côte-d’Ivoire.
Quelques hommes tentent de perpétuer la tradition du cacao santoméen. À Santa Amaro, au nord de l’île, Francisco Cabral produit environ 400 tonnes de cacao par an. Depuis la route, on voit les grands bacs de séchage, recouverts de bâches en plastique pour protéger les fèves de la pluie. Au centre de collecte, Jean-Pierre Kizimbou, directeur de production reçoit les fèves à même le pick-up. Elles sont encore fraîches, blanches, gélatineuses et sucrées. C’est le cacao gomme. Pataugeant dans les fèves, les hommes les pèsent sur de vieilles balances et les déversent dans de grandes caisses en amoreira, le bois local. Pendant une dizaine de jours, les fèves vont être fermentées, séchées, triées et conditionnées. Acheté au planteur 0,15 €/kg, le cacao sera vendu aux acheteurs étrangers 1€/kg.
À São Tomé, on trouve beaucoup d’amelonado, une variété hybride de qualité ordinaire. C’est le Robusta du cacao. Diogo Vaz, l’une des plus grosses plantations au nord-ouest du pays, produit 400 tonnes par an. C’est un marquis Portugais de 17 ans qui s’était offert cette colossale construction qui aujourd’hui se décharne : azulejos, architecture coloniale, matériel de pointe… Rodrigo Guilherme Dos Dantos, le directeur général de Diogo Vaz, est amer : « à cause du bio, l’Etat nous oblige à redistribuer une partie des terres aux planteurs qui paient la certification au prix fort. » En réalité, toutes les plantations de São Tomé et Príncipe sont naturellement bio, faute de moyens pour acheter des engrais ou pesticides.Claudio Corallo le sait bien. Cet Italien est l’OVNI du cacao sur l’île. Contraint par les rebelles d’abandonner ses plantations au Zaïre, Claudio a choisi São Tomé pour tout recommencer. A la maison, ça cause italien, portugais, français et même le lingala, dialecte zaïrois. Le chef de famille est un puriste : « le vrai goût du cacao, c’est la fève juste torréfiée.» Il déguste son chocolat à 100%, comme il savoure ses autres trésors : un vinaigre balsamique merveilleusement caramélisé, une huile d’olive qui explose en bouche, un puissant distillat de cacao… Paysan dans l’âme, il paie le cacao gomme aux planteurs trois fois plus cher que les autres, et le répercute sur ses prix de vente. Rares sont les chocolatiers qui peuvent lui acheter ses fèves. Mais c’est le prix à payer pour goûter l’or noir, le vrai.
Le marché du cacao
Du premier rang mondial en 1913, São Tomé est passé à la 26ème place. La production mondiale de cacao en 2003/04 était de 3 millions de tonnes, pour un chiffre d’affaires de 4 milliards d’euros. Huit pays d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie se partagent 90% de ce marché, avec 45% pour la seule Côte d’Ivoire. Il existe deux catégories de cacao : l’ordinaire, de variété forastero (95% de la production mondiale), et le cacao fin, trinitario et arriba. Les Suisses sont les plus gros mangeurs de chocolat avec 12 kg par an et par habitant, contre 6,3 kg pour les Français. Source : Organisation Internationale du Cacao (ICCO)
Cacao et chocolat
Le fruit du cacaoyer est la cabosse. Solide et ovale, rouge, verte ou dorée selon la maturité et la variété, elle contient une vingtaine de fèves violacées, entourées d’une enveloppe blanche gélatineuse. La fermentation de type alcoolique dure six jours, tout comme le séchage au soleil. Pour que le cacao devienne chocolat, la fève est torréfiée et transformée en liqueur de cacao, épaisse et amère. Ajoutée à du sucre, c’est un chocolat noir. Sucre et lait en poudre donnent du chocolat au lait. Le chocolat blanc est un mélange de lait, sucre, vanille et de beurre de cacao, cette matière grasse présente dans la fève, qui donne son onctuosité au chocolat.
Conseil de dégustation
Pour les puristes, il n’y a que deux manières d’apprécier un carré de chocolat noir : avec de l’eau, ou avec un vin doux naturel, le Maury Mas Amiel. C’est un vin de grenache pur, le seul cépage aux notes cacaotées.